...et pourquoi ce n’est pas vraiment du gaspillage
Si vous vous êtes déjà demandé pourquoi les cellules vivantes semblent parfois gaspiller leurs ressources, vous n’êtes pas seuls. Depuis plus d’un siècle, les scientifiques s’intéressent à un phénomène intriguant appelé « métabolisme overflow », ou « débordement métabolique » en français. Celui-ci survient lorsque les cellules — qu’il s’agisse de bactéries, de levures ou même de nos propres cellules humaines — consomment des nutriments, tels que les sucres, mais ne les utilisent pas entièrement pour satisfaire leurs besoins et énergie et se multiplier. À la place, elles rejettent une partie de ces ressources dans leur environnement sous forme de sous-produits qui semblent inutiles, et parfois même toxiques.
À première vue, cette stratégie paraît inefficace. Pourquoi une cellule, façonnée par l’évolution pour maximiser sa survie et sa croissance, rejetterait-elle un carburant précieux sous forme de composés nocifs ?
Dans notre récente revue (Gosselin-Monplaisir et al., Molecular Systems Biology, 2025), nous revisitons ce mystère. Nous montrons que le débordement métabolique fonctionne selon des principes biologiques universels observés dans tous les domaines du vivant, et ne serait ni une erreur, ni une faiblesse. Et loin d’être de simples déchets toxiques, ces sous-produits jouent même des rôles essentiels en tant que nutriments, régulateurs et molécules de signalisation.
Des noms différents pour un même processus
Le débordement métabolique a été observé chez quasiment tous les organismes étudiés. Pourtant, comme il a été étudié indépendamment chez différentes espèces, les scientifiques lui ont attribué des noms différents :
- Chez les bactéries, comme Escherichia coli, on parle souvent de débordement d’acétate, où le sucre est converti en acide acétique, le même composé que l’on trouve dans le vinaigre.
- Chez la levure, on l’appelle effet Crabtree, et le sucre est transformé en éthanol — le processus utilisé pour fabriquer bière et vin.
- Chez les cellules animales, on parle d’effet Warburg, où le sucre est transformé en lactate.
Pendant des décennies, ces processus ont été considérés comme largement indépendants. Notre revue montre qu’il s’agit en réalité de variantes d’un même processus fondamental, fonctionnant de manière remarquablement similaire dans tout le règne vivant.
Le débordement métabolique suit des principes universels
En analysant, comparant et intégrant des études sur les bactéries, les levures et les cellules animales, nous avons identifié des principes conservés chez tous les organismes :
- Réversibilité : le débordement métabolique n’est pas une rue à sens unique. Les molécules produites (comme le lactate, l’acétate ou l’éthanol) peuvent être réabsorbées et réutilisées par les cellules. C’est donc un processus réversible qui permet aux cellules de découpler la production d’énergie de l’utilisation des sucres.
- Contrôle partagé : le débordement métabolique n’est pas un processus contrôlé par une seule enzyme ou une seule voie métabolique. Son fonctionnement est déterminé par l’interaction entre trois systèmes métaboliques universels : la glycolyse (qui dégrade les sucres), le cycle de Krebs (qui convertit les sucres en énergie), et les voies de débordement elles-mêmes.
- Thermodynamique : des contraintes physiques fondamentales forcent les cellules à excréter une partie des nutriments lorsqu’elles les utilisent rapidement, du moins lorsque les sous-produits sont absents. En revanche, l’augmentation de la concentration en sous-produits pousse la réaction en sens inverse, permettant aux cellules d’utiliser, avec le sucre, ce qu’elles excrétaient auparavant. Ainsi, les sous-produits peuvent agir comme « déchets » dans certains contextes, et comme nutriments dans d’autres, selon la disponibilité en sucres et en sous-produits.
- Adaptation : les sous-produits peuvent rendre les cellules plus résilientes face aux changements de leur environnement. L’acétate aide les bactéries à gérer les variations de disponibilité en sucre, l’éthanol fournit une source d’énergie de secours aux levures, et le lactate permet aux cellules animales de partager de l’énergie entre organes. Loin d’être uniquement nocives, ces molécules confèrent aussi des avantages aux cellules qui les produisent.
Ces résultats révèlent ainsi une stratégie flexible universelle : l’évolution a optimisé les cellules non seulement pour l’efficacité, mais aussi pour l’adaptabilité, parfois au prix d’un « gaspillage » de ressources à court terme, afin d’assurer des avantages de survie à long terme. Cette perspective jette les bases d’une théorie unifiée du débordement métabolique qui fait jusqu’ici défaut à la biologie.
Pas seulement des déchets toxiques : des nutriments, régulateurs et messagers
Un des changements de perspective les plus importants est de reconnaître que les sous-produits issus du débordement métabolique ne sont pas de simples déchets toxiques :
- Chez les bactéries, l’acétate peut réguler le métabolisme, participer au maintien de leur équilibre nutritionnel, coordonner des comportements collectifs comme la formation de biofilms, et même améliorer la croissance.
- Chez la levure, l’éthanol déclenche une réponse cellulaire globale et soutient ses besoins énergétiques.
- En santé humaine, le lactate, longtemps accusé de provoquer une fatigue musculaire, est aujourd’hui reconnu comme molécule de signalisation et nutriment vital, redistribué entre organes. Il joue aussi un rôle clé dans le métabolisme du cancer, la réponse immunitaire et le fonctionnement du cerveau.
Ainsi, loin d’être de simples déchets, ces molécules peuvent aussi être des nutriments, des régulateurs et des messagers, permettant aux cellules de communiquer et de s’adapter collectivement à un environnement en constante évolution. Ce n’est qu’en reconnaissant la diversité de leurs rôles, qui dépendent fortement du contexte, que l’on pourra pleinement comprendre le phénomène de débordement métabolique.
Pourquoi c’est important
Comprendre le débordement métabolique n’est pas qu’un questionnement théorique, c’est aussi un enjeu concret.
En biotechnologie, où l’on exploite des micro-organismes pour produire des aliments, des carburants ou des médicaments, l’accumulation de ces sous-produits peut réduire la productivité. En appliquant les principes identifiés ici, des bioprocédés plus efficaces peuvent être conçus pour minimiser la production de ces sous-produits ou les recycler en composés à haute valeur ajoutée.
En santé, les sous-produits issus du débordement métabolique circulent en permanence entre nos cellules, nos organes et notre microbiote intestinal. La dérégulation de ces échanges est liée à des maladies comme le cancer, l’obésité ou des troubles du microbiote. Une meilleure compréhension de ce métabolisme pourrait donc ouvrir la voie à de nouveaux diagnostics et thérapies.
Perspective
Le débordement métabolique n’est pas un défaut de conception cellulaire mais un processus universel que les organismes, des bactéries aux humains, utilisent pour survivre dans un monde en perpétuel changement. En poursuivant son étude dans différentes espèces, nous pourrions découvrir que la production de ces « déchets », que nous avons longtemps cherché à supprimer, est en réalité un puissant moteur de résilience du vivant, et qu’il peut être exploité pour développer des bioprocédés plus robustes, plus sobres, et plus durables.
Références
Thomas Gosselin-Monplaisir, Brice Enjalbert, Sandrine Uttenweiler-Joseph, Jean-Charles Portais, Stéphanie Heux, and Pierre Millard (2025). Overflow metabolism in bacterial, yeast, and mammalian cells: different names, same game . Mol Syst Biol, DOI : https://doi.org/10.1038/s44320-025-00145-x
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Pierre MILLARD